Son idéal évangélique

Le 22 juin 1980, Jean-Paul II béatifiait François de Laval, vicaire apostolique de la Nouvelle-France et premier évêque de Québec (1623-1708), Marie de l’Incarnation, ursuline de Tours et de Québec (1599-1672), et Kateri Tekakwitha, vierge mohawk (1656-1680).

François de Laval1, naît à Montigny-sur-Avre en France en 1623. Après avoir fait ses Lettres et sa Philosophie au collège de Laflèche, il entreprend sa Théologie au collège de Clermont à Paris en 1641. Destiné à l’état ecclésiastique, il doit toutefois à la suite de la mort de ses deux frères aînés prendre la responsabilité de la famille des Montigny. Il continue son cheminement vers le sacerdoce qu’il reçoit en 1647. Il renonce plus tard à la Seigneurie de Montigny et à ses droits, il séjourne à l’Ermitage de M. de Bernières à Caen de 1654 à 1658. Il est choisi comme vicaire apostolique au Tonkin, et pas la suite il accepte de se diriger plutôt vers le Canada qu’on appelait alors la Nouvelle-France. Il est sacré évêque à Paris dans la chapelle de la Vierge (aujourd’hui disparue) de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, le 8 décembre 1658 à l’âge de 35 ans. Il arrive à Québec le 16 juin 1659. Il y demeure jusqu’à sa mort si l’on fait exception de ses trois voyages en France. L’évêché de Québec est érigé en 1674. Après sa démission en 1685, Mgr de Laval revient au Canada en 1688, se retire au Séminaire de Québec qu’il a fait fondé et y meurt en 1708.

À la suite du Christ

Réconciliant vie et fonction, François de Laval a laissé paraître à travers sa vie des fruits qui nous ramènent tout droit à un idéal évangélique de partage et de mise en commun. Son séjour à Caen, l’a mis sur cette voie d’une suite du Christ où les serviteurs et les disciples se soutiennent mutuellement dans la poursuite d’un idéal de liberté spirituelle, de « désappropriation », diront les auteurs de l’époque de François de Laval. Il utilisera lui-même fréquemment ce vocabulaire. La « désappropriation » vers une pauvreté réelle qui implique un renoncement effectif, mais surtout une ouverture sur Celui qui est le tout, le seul et l’unique nécessaire.

Dans la vie courante

La « désappropriation » a tenu une place si importante dans la vie de Mgr de Laval se vit d’abord sur le plan des gestes et des attitudes concrètes, dans la vie courante. C’est l’ « abnégation de soi-même » selon l’Évangile. C’est la mise au service des autres des ses dons et charismes et même de ses ressources matérielles. L’aspect communautaire de l’oubli de soi qu’on découvre chez le bienheureux François de Laval est essentiel à la démarche elle-même de « désappropriation » dont le caractère ascétique de renoncement passe au second plan.

Même si François de Laval nous a livré peu de choses sur son expérience intérieure, contrairement à sa contemporaine Marie de l’Incarnation qui vivait à deux pas de lui au monastère des Ursulines, il ne semble pas exagéré de dire que, tout en étant parvenu à un « sublime degré d’oraison »2, il a été surtout sensible au radicalisme de appels évangéliques provoquant au détachement, à la pauvreté, à l’humilité. Ce sont ces attitudes et les gestes qui s’y rattachent que recouvre pour lui le terme « désappropriation ». Malgré l’ambiguïté du thème dans la littérature spirituelle, chez François de Laval, la démarche de « désappropraition » garde une signification intéressante encore aujourd’hui puisqu’elle invite d’abord et avant tout à la liberté intérieure pour le service des autres et de la communauté.

Communion fraternelle

Pour arriver à créer un véritable communion fraternelle, le bienheureux François de Laval insistera sur le partage concret et la mise en commun des biens matériels. L’essentiel de la « désappropriation » pour François de Laval réside dans ce partage et cette mise en commun des biens matériels qui rend visible et tangible la communion des coeurs.

Dans les conditions rudes de la vie des pionniers, il arrive souvent qu’on je jouisse même pas du nécessaire. C’est pour cette raison même que François de Laval va insister sur la mise en commun des ressources et des biens pour les prêtres de son Séminaire. Bertrand de La Tour rapporte ces propos de M. de Maizerets, second supérieur du Séminaire, qui disait que: « le prélat ne faisait rien de considérable que de concert avec nous tous. Nos biens étaient communs avec les siens. Je n’ai jamais vu faire parmi nous aucune distinction du pauvre et du riche, ni examiner la naissance et la condition de personne, nous re »ardant tous comme frères »3.

Partager en commun les ressources matérielles construit g/l-eglise-de-quebec/hisla communauté et la solidarité des membres entre eux. C’est le sens profond de la donation de ses biens au Séminaire que fit François de Laval en 1680, quoiqu’il n’abandonnât par ses prérogatives de seigneur usufruitier. Il voulait « que tout le clergé ne fit qu’une famille » et qu’on ne se départisse jamais « de la désappropriation qui laisse tout en commun entre les mains du supérieur »4.

Un chemin de libération

Pour François de Laval, la « désappropriation » favorise une libération en vue d’une plus grande ouverture à l’action de Dieu. Il y a un détachement qui ouvre et crée un espace où l’imprévu de l’Esprit peut être accueilli et reçu. Tel est le rôle « ascétique » de la « désappropriation » pourrait-on dire: « un effort de libération résultant immédiatement de la foi, libération à l’égard de ce monde pour le monde qui vient… » (Louis Bouyer). Au XVIIème siècle les pratiques concrètes ou les voies concrètes de cette libération peuvent nous sembler saugrenues parfois. Nous en trouvons des exemples dans la lettre du frère Houssart qui fut au service de Mgr de Laval pendant les vingt dernières années de sa vie5. Mais au-delà de ces pratiques, il y a un esprit de dénuement évangélique que François de Laval et les ecclésiastiques qu’il amène avec lui en 1659 à Québec avait en commun. Ils avaient été formés à l’école de M. de Bernières à Caen et ils « portèrent dans le Nouveau-Monde l’esprit qu’ils y avaient pris », dit le premier biographe du bienheureux François de Laval, Bertrand de La tour6. Celui-ci parle d’un « grand système de désapapropriation » et donne six maximes spirituelles qui en sont la base. Elles se ramènent à celle-ci: « Nous n’avons pas de meilleur ami que Jésus-Christ. Suivons tous ces conseils, surtout ceux de l’humiliation et de la désappropriation du coeur »7.

En fin de compte, cette recherche d’une liberté vis-à-vis le monde où nous vivons maintenant implique un jugement de valeur sur la relativité du créé à la manière d’un saint Jean de la Croix8 ou d’un Teilhard de Chardin , En effet, selon ce dernier, le centre ultime de l’existence du chrétien n’est pas dans le monde qui nous entoure (le cosmos pourrait-on dire), il est au-delà, c’est le Christ lui-même, Alpha et Omega, comme il le montre si bien dans Le Milieu divin9.

M. de Bernières avait donné par écrit à ce qu’il appelait l’Ermitage de Québec ou les frères du Canada des règles dont la première se lit comme suit: « Dieu est notre centre et notre dernière fin. Nous sommes créés pour le posséder, non seulement dans le ciel, mais aussi sur la terre. Tout le désir de Dieu même est de réunir la créature au Créateur, séparés par le péché et l’affection aux choses créées. La vie n’est qu’un passage pour arriver à cette heureuse fin. Les Chrétiens ne doivent avoir d’autre objet que de s’écouler en Dieu, comme les fleuves dans la mer. C’est la vérité fondamentale dont nous devons être fortement persuadés et pénétrés d’une manière active »10.

Au sortir d’une maladie qui avait failli l’emporter, François de Laval nous réaffirme la conviction profonde qui sous-tend son expérience de Dieu lorsqu’il écrit à son ami Henri-Marie Boudon « C’est en cet état qu’on reconnaît la vérité qu’il n’y a que Dieu seul et que tout le reste n’est rien qu’un pur néant »11.

Conclusion

François de Laval a vécu toute sa vie un détachement prononcé qui allait bien avec son tempérament mais c’était aussi la conscience très vive de la grandeur de Dieu qui habitait cette attitude. Dès son arrivée, la Mère Marie de l’Incarnation, déjà à Québec depuis vingt ans, l’avait bien perçu. Elle écrivait à son fils le 17 septembre 1660: « Mgr notre Prélat est infatigable au travail; c’est bien l’homme du monde le plus austère et le plus détaché des biens de ce monde (…) il est mort à tout cela »12.

D’autre part, son expérience de l’Ermitage de Caen a laissé des traces indélébiles. L’idéal de la « communauté de charité » de Jérusalem dans les Actes des Apôtres où tout était en commun s’est incrusté en lui et s’y est développé dans ce thème de la « désappropriation ». Celle-ci pointe avant tout sur la mise en commun et le partage. L’aspect ascétique du « dépouillement » demeure secondaire.

La « communauté de charité » de Jérusalem, écrit Louis-Marie Chauvet, « ne désigne pas un transfert juridique de propriété, chacun reste propriétaire de ce qu’il a, mais l’affection qu’il porte à ses frères le lui fait mettre à leur disposition. L’idéal poursuivi n’est pas celui de la pauvreté volontaire, mais celui de la charité fraternelle: on abandonne ses biens non par désir d’être pauvre, mais pour qu’il n’y ait pas de pauvre parmi les frères »13. Ce texte de Chauvet à propos de la « communauté de charité » de Jérusalem décrit aussi merveilleusement cet idéal de partage et de soutien mutuel qu’est la « désappropriation » pour le Bienheureux François de Laval.

On voit au terme de ce rapide parcours qu’il se cache ici une attitude très riche, très évangélique et très actuelle dans un vocabulaire qui ne nous est pas familier. On découvre ainsi au-delà des mots, une proximité, une parenté, une actualité dans les préoccupations et les enseignements du Bienheureux François de Laval. Il n’a pas rédigé de longs traités, mais, imprégné de l’Évangile, il l’a laissé transparaître dans ses attitudes et dans toute sa vie.

Notes

  1. Les principaux documents concernant François de Laval ont été rassemblés dans l’ouvrage suivant: Quebecen. Beatificationis et Canonizationis Ven. Servi Dei Francisci de Montmorency-Laval episcopi Quebecensis (+1708) Altera nova positio super virtutibus ex officio critice disposita (Sacra Rituum Congregatio, Sectio historica, 93), Polyglottis Vaticanis, 1956. Dans le cours de l’article, Altera nova positio désignera cet ouvrage. Celui-ci reproduit la plus ancienne biographie de Mgr de Laval, Mémoires sur la Vie de M. de Laval, premier évêque de Québec, de Bertrand de La tour publiée à Cologne en 1761. Pour la vie de Mgr de Laval on pourra se référer avec profit à Auguste Gosselin, Vie de Mgr de Laval, 2 vol., Québec, 1890; Émile Bégin, François de Laval, Québec, 1959 et surtout à l’excellent article d’André Vachon dans le Dictionnaire Biographique du Canada, vol. 11 de 1701 à 1740, Les Presses de l’Université Laval/University of Toronto Press, 1969, pp. 374-387.
  2. Lettre de Marie de l’Incarnation à son fils Dom Claude Martin, 1659, dans Altera nova positio, p. 53.
  3. Bertrand de La Tour, Mémoires sur la Vie de M. de Laval, premier évêque de Québec, Cologne, 1761, dans Altera nova positio, p. 740.
  4. Ibidem, p. 741-742. L’abbé Noël Baillargeon dans Le Séminaire de Québec sous l’épiscopat de Mgr de Laval, Québec, 1972, pp. 177-181, explique de façon détaillée cette donation. Il conclut ainsi: « Sans doute, le fondateur n’abandonnera à personne ses prérogatives de seigneur usufruitier, mais c’est toujours en accord avec les directeurs et souvent par leur entremise que seront transigés les marchés et conventions intéressant l’une et l’autre des terres et seigneuries dont il s’était départi en 1680 ». (p. 181).
  5. Lettre du frère Houssart à M. Tremblay, prêtre, procureur du Séminaire de Québec dans la ville de Paris, 1708, dans Altera nova positio, p. 654.
  6. Mémoires sur la Vie de M. de Laval…, dans Altera nova positio, p. 716.
  7. Ibidem, p. 716.
  8. Voir par exemple: La montée du Carmel, Livre 1, chapitre 4 et le célèbre chapitre 13, dans Jean de la Croix, Oeuvres complètes, traduites par le P. Cyprien de la Nativité, éditées et présentées par le P. Lucien-Marie, 4e éd. revue et corrigée, Desclée, Paris, 1967, pp. 87-91 et pp. 115-118.
  9. Le milieu divin. Essai de vie intérieure, (Livre de Vie, 113) Seuil, Paris, 1972, pp. 82-94.
  10. Lettre de Mgr de Laval aux directeurs du Séminaire de Québec, 9 juin 1687, dans Altera nova positio, p. 411
  11. Lettre de Mgr de Laval à Henri-Marie Boudon, 6 novembre 1677, dans Altera nova positio, p. 207.
  12. Lettre de Marie de l’Incarnation à son fils Dom Claude Martin, 1660, dans Altera nova positio, p. 54.
  13. CHAUVET, Louis-Marie, Symbole et Sacrement, Paris, Cerf, 1987, p.171.