Son esprit d’abandon

Ami lecteur, allons ensemble nous recueillir près du gisant de François de Laval. Il est le cœur de la chapelle que le Séminaire de Québec a dédiée à son fondateur, en 1993, dans la cathédrale-basilique de Québec. Quatre sculptures de verre fixées aux murs de l’oratoire, évoquent, chacune d’un mot, la vie du premier évêque de Québec : Appel, Fondation, Croissance, Abandon. Fixons intensément celle de l’abandon. Cette sculpture représente un homme à genoux, prostré plus sous le poids du respect que sous le fardeau de l’épreuve. Les yeux sont baissés. Remarquez le sourire esquissé sur les lèvres, la surface de l’âme s’agite sous l’impétuosité de vents contraires ; le fond demeure paisible et serein. Trois événements majeurs mirent à l’épreuve, chez François de Laval, son abandon à Dieu. En mai 1687, l’évêque démissionnaire ne peut retourner au Canada par ordre de Louis XIV. L’incendie du Séminaire de Québec, le 15 novembre 1701. La mésentente entre Monseigneur de Laval et Monseigneur de Saint-Vallier dans la gouverne du diocèse de Québec.

L’évêque démissionnaire ne peut retourner au Canada

En mai 1687, François de Laval se rendit à Versailles pour prendre congé de Louis XIV. Le roi loua sa vertu et sa piété, mais s’étonna intérieurement d’apprendre que son hâte avait l’intention de retourner dans son ancien diocèse. Le 26 mai 1687, le confesseur du roi signifia à François de Laval, que le roi souhaitait qu’il demeurât en France, qu’il prit le parti de vivre au Séminaire de Paris, qu’il laissât paraître que c’était son choix plutôt que l’effet d’un « ordre supérieur ». Le coup avait porté. Nous en percevons les échos clans une lettre que François de Laval écrivit aux supérieurs du Séminaire de Québec le 9 juin 1687 :

Adorons les conduites de Dieu sur nous et sur toutes ses oeuvres, nos très chers Messieurs. J’espérais et j’avais une confiance entière qu’il me donnerait la consolation de m’unir à vous de corps comme je le suis de coeur et d’esprit; mais son admirable Providence en dispose tout autrement et selon son bon plaisir, qui doit être tout notre bonheur et notre paix pour le temps et l’éternité … Je n’eus pas plutôt reçu ma sentence que Notre-Seigneur me fit la grâce de me donner les sentiments d’aller devant le Saint-Sacrement lui faire un sacrifice de tous mes désirs, et de ce qui m est le plus cher en ce monde. Je commençai en faisant amende honorable à la justice de Dieu, qui me voulait faire la miséricorde de reconnaître que c’était par un juste châtiment de mes péchés et infidélités que la Providence me privait de la bénédiction de retourner dans un lieu où je l’avais tant offensé. Mais comme la bonté de Notre-Seigneur ne rejette point un cœur contrit et humilié … il me fit connaître que c’était la plus grande grâce qu’il pouvait me faire que de me donner part aux états qu’il a voulu porter en sa vie et en sa mort pour notre amour. En action de grâces de laquelle je dis un Te Deum avec un cœur rempli de joie et de consolation au fond de l’âme, car pour la partie inférieure, est laissée dans l’amertume qu’elle doit porter. C’est une blessure et une plaie qui sera difficile à guérir et qui apparemment durera jusqu’à la mort, à moins qu’il ne plaise à la divine Providence … d’apporter quelque changement à l’état des affaires. Ce sera quand il lui plaira et comme il lui plaira … Il est bien juste cependant que nous demeurions perdus à nous-mêmes et que nous vivions que de la vie du pur abandon en tout ce qui nous regarde au dedans comme au dehors.

Cette lettre est un sommet dans le cheminement spirituel de François de Laval. Elle n’est pas indigne de Marie de l’Incarnation. Dans la Relation de 1654, la sainte Ursuline analyse ses états d’âme devant les ruines fumantes du monastère de Québec, détruit par le feu dans la nuit du 30 au 31 décembre 1650. Même douleur vibrante, même culpabilisation personnelle, même résignation amoureuse, égale paix intérieure.

L’incendie au Séminaire de Québec

Le 5 novembre 1701, le Séminaire de Québec fut détruit par le feu; ce fut l’incendie le plus désastreux qu’il ait connu. Aucune des lettres que Mgr de Laval écrivit, en cette occasion, à ses amis parisiens ne nous est parvenue. La douleur de l’évêque se perçoit néanmoins, comme dans un miroir, dans une lettre de Monsieur de Brisacier, supérieur du Séminaire des Missions Étrangères de Paris, écrite à son représentant à Rome: « […] un courrier arriva ici pour donner avis que le 15 novembre 1701, en trois heures de temps et en plein jour, notre séminaire s’est… (ici mot illisible dans le texte). Tous les dedans du bâtiment furent brûlés avec une partie des meubles et des provisions… Nos messieurs ont montré dans cette occasion une constance…, surtout Monseigneur l’Ancien Évêque qui a vu de ses yeux son ouvrage de quarante ans détruit en deux d’heures, en bénissant Dieu sans verser une larme ni jeter un soupir, quoiqu’il soit âgé de quatre-vingts ans. » Monsieur Tremblay, prêtre du Séminaire de Québec à Paris, reflète encore mieux les sentiments de Mgr de Laval, car il répond directement à l’évêque. « Ce que vous m’avez mandé m’a beaucoup fait d’impression que l’oeuvre que Dieu vous a fait la grâce d’édifier n’est pas une oeuvre de pierre et de bois, mais d’esprit et de grâce, qui se conserve encore tout entier et même plus parfait depuis que notre Séminaire est brûlé. Votre courage pendant le sacrifice et votre force après m’ont fortifié moi-même … et j’ai admiré votre ardeur à vouloir, dès cet hiver, travailler au rétablissement de cette oeuvre. »

Mésentente entre Mgr L’Ancien et Mgr de Saint-Vallier

« Les brouilleries entre les puissances », selon un mot de l’époque, s’étalent en gros sur une quinzaine d’années avec des alternances d’accalmies et de rebondissements. On pourrait s’étonner de telles « brouilleries » entre deux évêques de toi profonde, d’un zèle missionnaire indiscutable, d’un même amour désintéressé envers les pauvres. Et pourtant… Vingt-six années exactement se sont écoulées entre l’arrivée à Québec de François de Laval, comme Vicaire apostolique, le 16 juin 1659 et l’arrivée de La Croix de Saint-Vallier, à titre de vicaire général. l’été de 1685. Une Église naissante d’abord. dont l’archevêque de Rouen conteste la légitimité. dont des tribus amérindiennes menacent la survie. Par la suite, une Église que le pape Clément X, reconnaissant Sa vitalité. érige en diocèse en 1674. Le coeur de la mésentente me paraît avoir été fondamentalement une vision divergente d’un diocèse chez les deux prélats. Monseigneur de Laval voyait dans les agissements de Mgr de Saint-Vallier la ruine de cette chère Église qu’il avait conçue comme une grande famille dont il était le père et dont le Séminaire de Québec était la clef de voûte. Mgr de St-Vallier jugeait cette conception dépassée et qu’il lui appartenait de revendiquer les droits inaliénables de l’évêque. Il mit au service de ces revendications d’abord l’inexpérience d’un vicaire général de 32 ans. frais émoulu de la cour de Versailles, puis une pugnacité et un volontarisme tenace devant lesquels Louis XIV lui-même dut plier. Mgr de Saint-Vallier avait intrigué à la cour pour que son prédécesseur demeure en France après sa démission afin d’avoir les coudées franches. Par un étrange retour des choses, François de Laval intervient maintenant pour que son successeur démissionne a son tour. Il paraissait. en effet, à plusieurs que la paix était a ~ seul prix. Mgr de Laval partageant ce point de vue s’en ouvrit à Monsieur de Denonville dans une lettre du 16 avril 1691 : (Mgr de Saint-Vallier) « paraît bien éloigné de demeurer en France et se fait un point d’honneur de revenir après être venu à bout de tout ce qu’il prétend, dont il se flatte et s’ouvre à tout le monde au dehors et que jusqu’à présent il n’a pas été évêque… Si Notre-Seigneur permet qu’il réussisse dans ses desseins, l’on peut dire assurément que cette pauvre Église est ruinée de fond en comble… Toujours de sa paisible retraite du Cap-Tourmente où il se réfugie dans la tempête. Mgr de Laval se confie longuement à Monsieur de Brisaciet. le lendemain même :

Je vous écris celle-ci de ce lieu où je me suis retiré pour avoir un peu de solitude et pour me consoler avec Notre-Seigneur de l’état où je vois cette pauvre Église. qui est affligeant et duquel je serais inconsolable ss Notre-Seigneur et sa sainte Mère ne me donnaient confiance et qu’ils en auront compassion dans son extrême besoin. Quoi que je fasse tout mon possible, me retirant de temps en temps pour diminuer l’ouvrage et la peine que je fais à Mgr de Saint-Vallier, comme il me sait et connaît entièrement opposé de sentiment à la conduite qu’il tient tant envers le Séminaire que les autres ecclésiastiques. je ne puis guérir son mal, qui augmente à proportion de ce qu’il reconnaît qu’il ne réussit pas.

Ici comme dans les autres circonstances déchirantes, l’abandon du vieil évêque demeure ferme :

Quoique ce soit le sujet le plus capable du monde de me causer une sensible douleur, Notre-Seigneur néanmoins, par sa miséricorde me fait la grâce de jouir d’une grande paix intérieure de coeur et d’esprit, ayant une entière confiance avec le secours, de sa très sainte Mère et des saints anges et saints protecteurs de cette église, qu’il fera tout réussir pour sa gloire. Pour pacifier les âmes frileuses, promptes à se scandaliser de découvrir des défauts même chez les saints, je citerai cette déclaration du sage Le Nain de Tillemont dans l’introduction à son monumental ouvrage Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique. Comme cet ouvrage est destiné à rechercher la vérité de l’histoire, on sera obligé de remarquer quelque fois des fautes dans les plus grands saints. C’est une nécessité dont on eût voulu pouvoir être dispensé, mais Si on ne peut pas cacher ce qui paraît dans les monuments publics, au moins on tâchera d’en parler avec le plus de modestie qu’il se pourra… après tout, il faut que les fautes mêmes des saints nous puissent être utiles, puisque Dieu… a permis qu’elles arrivassent et qu’elles vinssent jusqu’à nous. Elles peuvent en effet nous servir a ne, nous pas décourager dans nos faiblesses, à ne pas trouver étrange que les plus gens de bien, aient aussi quelques défauts, à ne pas mépriser le bien que Dieu a mis en eux à cause des restes de l’infirmité humaine qu’il n’a pas encore guéris.

Épilogue

En 1688, Mgr de Laval et Mgr de Saint-Vallier reviennent à Québec à un mois d’intervalle. Le premier ne reverra plus la France; le second y retournera trois fois. Le troisième retour au Canada frôle la tragédie. Parti de La Rochelle en juin 1704, Mgr de Saint-Vallier voit son bateau arraisonné par les frégates anglaises. L’évêque de Québec sera gardé en résidence surveillée dans la banlieue de Londres durant cinq ans. Libéré, Louis XIV ne consent à le laisser partir qu’en 1713. Les deux évêques ne se reverront pas, François de Laval étant mort le 6 mai 1708. Deux derniers traits de leur vie auréolent l’un et autre d’un doux arc-en-ciel. En juin 1703, Mgr l’Ancien se rend à Montréal pour donner le sacrement de la confirmation. Mgr de Québec (lisons Mgr de Saint-Vallier) lui est très obligé d’avoir été confirmé dans ce voyage et cela le met en repos sur le séjour qu’il est obligé de faire en France… » En 1706, François de Laval ne quitte plus la chambre: il n’a même plus la force de se rendre à l’église. Monsieur Tremblay, l’ami fidèle lui écrit de Paris le 18 juin 1706 : Nous avons appris, écrit ce fidèle ami, par vos lettres et par celles de tout le monde votre grande faiblesse et la privation où vous êtes à présent de dire la sainte messe. Vous avez la consolation du moins de l’entendre. J’ai écrit à 1>4′,- » de Québec sur ce que vous me proposiez, s! ayant près de votre chambre une chapelle bien ornée, vous ne pourriez pas avoir le Saint-Sacrement pour votre consolation, ne pouvant aller à l’église. Ce prélat trouve très bon, Monseigneur que vous l’ayez et on convient que cela se peut en pareille occasion pour un évêque comme vous. François de Laval, désormais prisonnier de ses infirmités, La Croix de Saint-Vallier, prisonnier politique en Angleterre, se retrouvent pacifiés, animés d’un zèle identique, auprès de leur Maître dans l’Eucharistie. Retournons à la chapelle funéraire. Ami lecteur, nous serons les témoins ravis d’un étonnant spectacle. François de Laval n’est plus un gisant inerte; François de Laval connaît devant nous les premiers instants de son éveil à la gloire. Le corps n’est déjà plus soumis à la pesanteur du bronze: il flotte plutôt au-dessus de cet immense territoire pastoral qui lui avait été confié. Ce n’est plus le vieillard cassé, aux ulcères variqueux; c’est le jeune évêque de trente-six ans qui gravit, alerte, la Côte de la Montagne, en ce 16 juin 1659. La main a ressaisi le bâton pastoral. Les yeux se sont ouverts à la divine lumière et les lèvres sourient. Les oreilles viennent d’entendre la parole du « souverain berger »: Viens, bon et fidèle serviteur, viens recevoir « la couronne de gloire qui ne se flétrit pas. »