Sa dévotion à Marie

La dévotion mariale a connu divers accents au cours de l’histoire de la spiritualité chrétienne. Tout autre est la tendresse du chrétien du Moyen-Âge pour les mystères de la Mère des douleurs, l’insistance sur l’efficacité du Rosaire pour la guérison des coeurs de saint Louis-Marie Grignion de Montfort et la contemplation mystique de l’intérieur de Marie d’un Monsieur Olier. Il est donc normal de chercher à cerner le ton et les couleurs de la dévotion mariale du Bienheureux François de Laval. Nous verrons que François de Laval, se situant au coeur du XVIIe siècle français en pleine floraison religieuse et spirituelle développera une dévotion à Marie nourrie au sein des Congrégations mariales et enrichie par l’esprit bérullien de plusieurs milieux avec lesquels il fut en contact.

Témoignages

Nous avons plusieurs témoignages non équivoques que la dévotion à Marie fut importante dans l’expérience spirituelle du Bienheureux François de Laval. Son premier biographe, Bertrand de La Tour (vers 1700-1780) note que le jour de son sacre, le 8 décembre 1658, était le jour de l’Immaculée Conception de la Sainte Vierge « à laquelle il a toujours eu beaucoup de dévotion et qu’il a depuis choisie pour patronne de sa cathédrale avec saint Louis, roi de France. » De La Tour ne faisait que reprendre ici les paroles du vicaire général M. de La Colombière qui dans son éloge funèbre à la cathédrale de Québec le 6 juin 1708 lors de la messe anniversaire du trentième jour disait: « Jamais prélat n’a eu plus de soin de faire honorer la Reine des Anges dans son diocèse et d’inspirer son amour à ses diocésains. » Essayons donc de retrouver les principales circonstances où Marie entre dans la vie de François de Laval. Sur une formule de consécration à la Vierge utilisée par les membres des congrégations mariales des Pères jésuites de Paris et dont l’original se trouve aux Archives Nationales de Paris, on trouve la signature de François de Laval lors de son second voyage en France en date du 2 février 1673, le jour de la Purification de Marie. Ce document porte aussi la date du 2 février 1634. À cette époque François de Laval était étudiant au Collège de Laflèche. On peut présumer que cette dernière date représente celle de son admission dans la Congrégation mariale du Collège de Laflèche. Ces congrégations, nées de l’initiative du jeune jésuite belge Jean Leunis qui avait réuni les meilleurs élèves de sa classe au cours de l’année scolaire 1562-1563 en « un petit cercle pour la pratique de la dévotion envers Marie et pour l’exercice de quelques oeuvres pies » avaient été approuvées officiellement le 19 novembre 1584. La dévotion à Notre-Dame était fort en honneur dans ces congrégations. La récitation du petit office de la sainte Vierge y était généralement de règle. C’est au sein de la Congrégation mariale du Collège de Laflèche que le Père Bagot fonda en 1630 ou 1632 l’AA (l’ »Assemblée des Amis » ou « des Bons Amis »). Elle est à l’origine de celle de Paris où on retrouvera plus tard François de Laval, François Pallu, futur évêque au Tonkin, et Henri-Marie Boudon. François de Laval sera toute sa vie fidèle à la spiritualité des Congrégations mariales où, pour les membres, la dévotion à Marie a « une place toute privilégiée parmi les moyens principaux de poursuivre leur oeuvre de charité et de zèle. » En 1658, François de Laval sera consacré évêque de Pétrée, Vicaire apostolique en Nouvelle-France, en la fête de l’Immaculée. Ce choix ne semble pas fortuit. Dans la suite, François de Laval marquera de célébrations ou de fondations cette fête de l’Immaculée Conception. Il n’est pas pour autant le premier promoteur de la dévotion à l’Immaculée dans la colonie, mais il entre volontiers dans ce courant qui a marqué les origines de la Nouvelle-France. En 1664, le 15 septembre, il érige la paroisse de Québec sous le titre de l’Immaculée Conception, puis le 11 juillet 1666 il consacre la nouvelle cathédrale à l’Immaculée Conception et met tout son diocèse sous ce patronage. En 1665, il reprend avec les prêtres de son Séminaire le voeu à l’Immaculée que les Pères jésuites faisaient depuis 1635. Enfin en la Vigile de la fête de l’Immaculée Conception le 7 décembre 1677, il inaugure le nouvel édifice du Séminaire de Québec. Citons en terminant ce point sur les manifestations de dévotion mariale dans la vie de François de Laval cette lettre reçue du P.Gravier à l’occasion du don d’un ciboire en or à la Mission des Illinois: « C’est votre mission, Monseigneur, puisqu’elle est sous la protection de l’Immaculée Conception de Notre-Dame … Et quoique vous ayez toujours été le père de toutes nos missions, celle-ci, Monseigneur, vous doit être attachée tout particulièrement et parce que c’est la mission de l’Immaculée Conception de la Vierge et par le beau présent que vous lui faites ». À travers ces diverses manifestations de dévotion à Marie, François de Laval se révèle partie prenante d’un climat marial qu’il n’a pas créé. Il l’a favorisé et il a contribué à mettre à l’honneur, comme pasteur de son Église, le patronage de Marie. Est-il possible d’aller plus loin et de qualifier ce que fut la perception personnelle de François de Laval de ce patronage de Marie ? Essayons de le faire en interrogeant ses écrits d’où nous dégagerons des pistes de réflexion pour les interpréter.

Perspectives propres

Si François de Laval n’a pas laissé d’écrits spirituels comme tels, il n’en reste pas moins que certaines lettres sont révélatrices de ses sentiments et de sa sensibilité envers Marie. On est frappé par le grand nombre de mentions de Marie dans les écrits de François de Laval. Dans ses actes plus officiels comme les rapports à Rome sur l’état de son diocèse, il s’agit de simples références. Dans les autres écrits plus personnels, François de Laval fait montre d’un souci d’invoquer explicitement le patronage de Marie. On pourrait penser de prime abord qu’il ne s’agit que de clausules de style à la fin d’une missive ou d’un document. Sans nier que François de Laval fut fidèle en cela à des usages ecclésiastiques, une étude attentive de la formulation de ces nombreuses mentions de Marie fait voir certaines constantes qui ne m’apparaissent pas négligeables. Il y a d’abord une formule qui revient de nombreuses fois comme un refrain. C’est la suivante: « Notre-Seigneur et sa Sainte Mère ». Elle est utilisée notamment dans des lettres où la vie personnelle de François de Laval subit des remous. Le 9 juin 1687, en effet, il écrit aux prêtre de son Séminaire alors qu’il pense ne plus pouvoir revenir au Canada: « Quoi qu’il en soit, c’est de la main de Notre-Seigneur et de sa sainte Mère que nous devons tout recevoir comme une grâce bien spéciale… » Ailleurs on lit les mentions suivantes: « Notre-Seigneur et sa sainte Mère en disposeront comme il leur plaira… » « Je bénis Notre-Seigneur et sa sainte Mère … ». On peut remarquer que l’usage de cette formule est préféré à d’autres s’adressant à Marie seule. Il y a là, je pense, une indication de l’orientation de la dévotion à Marie de François de Laval qui tend comme tout naturellement à associer sans cesse Marie à son Fils dans son rôle de Mère. La pente de son âme, pourrait-on dire, est dans l’esprit de l’école bérullienne où Marie n’est jamais séparée de son Fils. Pour Bérulle en effet, Marie « est toujours Mère… Elle est toujours en état, en dignité, en sainteté, en amour de Mère, en relation et naturelle et spirituelle de Mère ». À la suite des études de Charles Flachaire, d’Henri Brémond et d’André Molien, on reconnaît de façon générale que Bérulle a sur plus d’un point renouvelé la dévotion à Marie. François de Laval, sans se présenter comme un disciple de Bérulle, me semble bien entrer dans ce ton nouveau que prend l’expression de la dévotion à Marie sous l’inspiration de Bérulle. La formule « Notre-Seigneur et sa sainte mère » est un indice valable, me semble-t-il, de la perception personnelle de François de Laval où l’accent est mis sur la place de Marie dans l’histoire du salut et la vie chrétienne. Il est logique de prendre cette formule comme indice de l’expérience personnelle de François de Laval parce que nous la retrouvons précisément dans les lettres qui ont un ton plus personnel. Quant au climat bérullien avec lequel je la mets en relation, il a sûrement marqué François de Laval. Il y a d’abord sa longue amitié avec le P. Eudes qui passa vingt ans à l’Oratoire fondé par Bérulle en 1611; il y a aussi un vocabulaire qui emprunte volontiers les catégories bérulliennes. Un autre type de référence à Marie revient lui aussi plusieurs fois sous la plume de François de Laval. Le modèle n’est pas toujours identique. Il comporte plusieurs variantes que j’appellerais circonstancielles, mais il se caractérise dans tous les cas par le recours au patronage de Marie associée cette fois non plus seulement à Notre-Seigneur, mais à d’autres saints ou aux Saints Anges. En voici quelques exemples. À Henri-Marie Boudon il écrira le 31 septembre 1666: « Sans doute la très sainte Vierge et les saints Anges vous auront procuré cette grâce par un amour spécial qu’ils ont pour vous ». Et le 6 novembre 1677 dans une des plus belles lettres spirituelles que nous ayons de François de Laval, il dira: « Priez-le bien, sa sainte Mère, son saint Époux, tous les saints Anges et bienheureux Esprits, qu’il me fasse la grâce de ne jamais rien vouloir que l’accomplissement de cette divine et aimable volonté per infamiam et bonam famam ». Dans la quatrième et la cinquième des lettres à Boudon que nous avons, François de Laval utilise encore plusieurs fois le modèle de référence à Marie dont nous parlons en ce moment. Ce modèle de référence à Marie, me semble-t-il, est révélateur d’une vision de l’Église. Dans la perception spirituelle de François de Laval, il s’établit comme un lien mystique entre les chrétiens, les pasteurs de la terre (« Ecclesia peregrinans ») et l’Église céleste. S’exprime là une conscience très vive de la solidarité et de la communion de l’ensemble du Corps Mystique du Christ. Cette communion est imprégnée par un souci pastoral de bâtir une communauté vivante et évangélique tant chez les colons que dans les missions indiennes et le lien mystique que je viens de souligner est perçu en fonction de l’apostolat. Et en cela, François de Laval se retrouve fidèle à la spiritualité des Congrégations mariales car sa dévotion associe spontanément Marie au soin de son Église disséminée sur un vaste territoire qu’il visite souvent et à l’évangélisation des Amérindiens qu’il voyait comme « l’emploi le plus important dans l’Église ».

Conclusion

Marie fut très présente dans la vie et l’oeuvre de François de Laval comme on l’a vu. Il reste difficile de le situer dans un courant ou l’autre car, comme dans l’ensemble de sa spiritualité, François de Laval est resté très libre vis-à-vis les influences et les écoles. Formé auprès de M. de Bernières à l’Ermitage de Caën et orienté vers la fondation d’une nouvelle Église, il a porté toute sa vie un idéal de sainteté qui pour lui s’est confondu avec sa mission de pasteur au service de l’Évangile. Sa dévotion à Marie sera elle aussi marquée de cette orientation apostolique. C’est pourquoi, elle s’est épanouie à l’aise au sein des Congrégations mariales. Les traits bérulliens que nous avons cru déceler n’en changeront pas l’allure. Ils contribuent cependant à situer cette dévotion dans une vision du mystère du Christ et de l’Église où Marie a la place privilégiée qui lui revient et où la piété mariale ne se limite pas au registre des pratiques de dévotion. Je suis sûr que le Bienheureux François de Laval se serait senti très à l’aise dans les perspectives mariales du Concile Vatican II dont l’intention fut de « mettre soigneusement en lumière la fonction de la bienheureuse Marie dans le mystère du Verbe incarné et du Corps Mystique » (Constitution sur l’Église, no 54).